Soulever le monde

« Donnez-moi un point d’appui,
et je soulèverai le monde. » (Archimède)

En 2014, j’ai eu recours à la chirurgie pour traiter un cancer de la prostate. Je me souviens très bien de ma réponse et de l’éclat de rire général dans la salle d’opération, lorsque le chirurgien m’a demandé si je n’étais pas trop inquiet. « J’ai beau essayer de m’inquiéter, docteur. Je n’y arrive pas! »

Ce n’était pas de la fanfaronnade, car, dans les mois qui avaient précédé la chirurgie, ma famille et mes amis m’avaient souvent posé la même question. Et c’était toujours la même réponse: « pas inquiet ». Il y a bien sûr eu des moments d’inquiétude, mais ils ne duraient que quelques secondes, car maintenant, je savais mieux quoi faire avec ces « moments ».

Retour en arrière!

J’étais venu à Vipassana avec un « Aidez-moi, ça fait mal! », brûlant d’y entendre ce quelque chose qui « ferait disparaitre le bobo », sans avoir compris que, s’il s’y trouvait des « mots magiques », il n’y avait pas besoin de dix jours pour les dire et les expliquer.

Depuis l’adolescence, et jusqu’à ce janvier 2011, c’est pourtant bien ce que j’avais fait: à travers toutes ces lectures en philosophie, en psychologie et en spiritualité, et même en science, je cherchais ces mots qui me libéreraient de ces petites et grandes contrariétés qui ponctuaient mes jours.

De temps en temps, je tombais sur des mots qui me plaisaient, mais ces moments de satisfaction ne duraient hélas pas, et je me remettais à mes lectures, à nouveau dans mes misères, sans avoir compris que le bien que ces lectures me faisaient n’était que temporaire.

Mon cerveau avait fini par accumuler pleins de méthodes, de théories, de maximes et de concepts, mais dans un tel désordre, que j’étais de plus en plus confus et perdu.

Petite question comme ça: si tous les habitants de la terre étaient parfaitement heureux et en paix, pensez-vous que la psychologie, la philosophie ou même la spiritualité existeraient?

Mais je m’écarte du sujet ?

À travers le silence de ces dix jours donc, dans la pénombre tranquille de la salle, je faisais pour la première fois l’expérience directe du mécanisme de la souffrance. Je m’ouvrais enfin les yeux sur le fait que dès qu’un inconfort apparait, allant d’un simple picotement sur le nez au souvenir le plus pénible, tout de suite, pris de panique, l’esprit s’agite: « Vite! Fais quelque chose! » Je voyais mon esprit agir.

Je compris aussi que mes multiples lectures n’avaient été rien d’autre que des réactions, motivées par tous ces « Vite! Fais quelque chose! »

Mais les instructions de l’enseignement étaient claires par leur simplicité: « Ne faites rien! » On nous demandait d’utiliser la présence de tout inconfort quel qu’il soit pour observer attentivement ce qui se passe, afin d’éventuellement arriver à comprendre cette réalité qu’est la souffrance. Ce qui la cause, comment elle évolue, et ce qui y met fin.

Ça, c’est le levier du Bouddha: « utiliser la présence de l’inconfort du moment » comme « point d’appui », en étant simplement attentif à ce qui se passe.

Il dit que si on veut comprendre cette machinerie psychophysique que nous sommes, il faut se méfier de ses idées préconçues ou habituelles, de ses croyances, de ses préférences philosophiques, ou de la foi en la parole de qui que ce soit.

Du même souffle, il demande de ne pas le croire sur parole, mais de vérifier par soi-même si, par la simple attention à l’expérience du moment, moment par moment, on peut arriver à lever le voile créé par tout ce qu’on croit savoir.

Et je m’efforçais de le faire. Chaque fois que je prenais conscience d’une sensation désagréable (physique ou mentale), si je m’abstenais de réagir, je constatais que ce « moment » s’évanouissait dans la nature. Lentement, j’apprenais une loi universelle: c’est le propre d’un moment que de ne pas durer. D’être impermanent.

Chaque fois que je « voyais » cette loi, j’étais parfaitement en paix. La preuve par expérimentation, comme le disait Richard Feynman[1].

Je dis bien « chaque fois que », car je ne réussissais pas souvent. Oh que non! Après tout, 70 ans de « réaction », ça ne se défait pas du jour au lendemain. Ça demande de l’entrainement. D’où les séances quotidiennes de méditation.

L’autre partie de la citation du début étant « … le monde », ce levier du Bouddha s’applique à tout, de sorte qu’on pourrait remplacer inquiétude par stress, colère, ressentiment, peur, anxiété, solitude, tristesse, déprime, frustration, amertume, jalousie, et j’en passe.

En fait, je pense qu’il n’y a rien qui puisse résister à ce « levier » de la simple attention, car plus je m’en sers, plus je vois fondre ces maux cités plus haut.

Si Archimède a dit « je soulèverai le monde », c’est qu’il avait une confiance inébranlable en sa théorie.  C’est ce type de confiance que je vois lentement se développer chez moi; confiance en ma capacité à faire face à tout ce qui se présente, en m’en servant comme point d’appui.

Ça non plus, ce n’est pas de la fanfaronnade: c’est juste que confiance et inquiétude ne peuvent pas coexister.

Et j’ai suffisamment à faire avec le présent sans m’encombrer du futur.

[1] Peu importe que votre théorie soit belle, peu importe que vous soyez intelligent. Si elle n’est pas en accord avec l’expérience, elle est fausse.

La photo est une gracieuseté de Daniela Cuevas sur Unsplash

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8 réflexions au sujet de “Soulever le monde”

  1. Pierre

    Tu es un être très généreux. D’abord de prendre de ton temps pour écrire ces superbes messages et de te mettre à nu pour mieux nous faire comprendre à mieux vivre

    Merci Pierre

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  2. Superbe article fort joliment formulé, qui porte une nouvelle fois à réfléchir sur notre moi profond, nos dépendances et réactions envers les travers de la vie. Un éloge à la congruence qui établit un lien harmonieux entre ce qu’on est, ce qu’on dit et ce qu’on fait.

    Cet article mérite non seulement d’être lu à maintes reprises mais également d’être partagé abondamment.

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    • C’est extraordinaire comme le simple fait d’être juste attentif à son expérience intérieure du moment a le pouvoir de favoriser ce lien harmonieux dont tu parles. Je ne savais pas qu’il y avait autant de bienfaits à cultiver cette simple faculté. J’en suis toujours émerveillé.

      Merci, Serge.

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  3. Quel beau texte inspirant !
    Prendre du temps pour soi, chercher le point d’appui,
    Et soulever le monde, devenir résilient et une meilleure personne.
    Merci de le partager ainsi.

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