La patte de lapin

La responsabilité personnelle, un pas vers une libération

Lorsque j’étais enfant, je croyais (comme beaucoup de mon âge) que transporter une patte de lapin dans ma poche avait le pouvoir de me porter chance. Je ne quittais jamais la maison sans mon précieux talisman, et je fermais les yeux en le frottant, espérant que tout souhait se réalise. Ce rituel n’était pas bien différent de la ferveur que je mettais dans ma prière du soir, à genoux, les mains jointes. « Mon Dieu, faites que j’aie une nouvelle paire de patins pour Noël! » ou « Mon Dieu, faites que ma mère ne s’aperçoive pas que c’est moi qui a brisé son miroir! »

Fallait bien, un jour, que je me rende à l’évidence : mes prières n’étaient que très rarement exaucées. La patte de lapin finit ainsi sa carrière au fond de la poubelle avec un « Ça marche pas, c’t’affaire-là! ».

Ce n’est que depuis peu que je compris que j’avais fait ça toute ma vie, compter sur des agents extérieurs pour me procurer ce que je désirais : amour, sécurité, fortune ou plaisirs, et d’en vouloir à la vie ou aux gens si mes souhaits n’étaient pas exaucés. Mes jours se passaient ainsi, exigeant que les personnes se comportent selon mes désirs ou qu’aucun événement ne survienne qui puisse me contrarier.

Autant de pattes de lapin que j’avais classées en fonction de leur pouvoir (ou de leur obligation) de me rendre heureux.

Bien entendu, à l’instar du fétiche, qui ne répondait que très rarement à mes désirs, c’était pareil avec les personnes ou les circonstances, qui ne se conformaient presque jamais à mes souhaits. Comme je ne pouvais certainement pas les « jeter à la poubelle », je me faisais une raison, me répétant des clichés comme « on ne peut pas tout avoir, dans la vie » ; ou bien je comparais ma situation à celle des moins bien nantis, tentant de me convaincre que j’étais quand même chanceux. « Cesse de te plaindre! Il y a plein de gens qui t’aiment. Pense aux autres qui n’ont pas cette chance! », comme si le seul fait de prononcer ces mots agissait comme le fétiche que je frottais, ayant le pouvoir de me soulager de mes désarrois. Entre mes incantations philosophiques et frotter une patte de lapin, il n’y avait pas beaucoup de différence, car les soulagements — s’il y en avait — n’étaient que temporaires.

Quand parfois tout allait bien, comme avec la patte de lapin que je serrais très fort dans mes mains, je m’agrippais à ces périodes de bonheur, répétant les « faites que… » de mon enfance, demandant à je ne sais pas trop qui de faire en sorte que ce moment de bonheur ne cesse jamais. N’ayant pas compris que les beaux moments de mon enfance avaient toujours eu une fin et qu’il n’y avait aucune raison pour que ce soit différent maintenant, lorsque cessait une de ces périodes heureuses, je repartais pour un autre cycle de déprime et de confusion.

Je me remettais alors à chercher ce qui pourrait enfin me faire sortir de mon mal-être, assistant à des séminaires, participant à des weekends de croissance personnelle, dévorant les écrits de Krishnamurti, et j’en passe. Encore le « faites que » de la patte de lapin.

C’est dans cet état que j’en vins à Vipassanā… attiré par l’approche concrète et inédite qui était proposée. Après cette première retraite, les choses se sont mises assez rapidement à mieux aller pour moi. Petit à petit, je voyais s’espacer les moments d’inquiétude, de déprime, de colère et de ressentiment, et ces épisodes duraient de moins en moins longtemps et perdaient de plus en plus en intensité.

Victoire! La patte de lapin m’avait enfin fonctionné!

Cette manière de — encore une fois — remettre à un agent extérieur la responsabilité de mon bien-être me fit développer une attitude de juger de l’efficacité de Vipassanā selon mon état d’âme du moment, un peu comme si le Bouddha était en train de passer une entrevue ou un examen, en me montrant combien il était bon.

Au fil des semaines, comme un jardinier qui déterrerait chaque jour une semence pour se rassurer que la plante est en train de pousser, j’étais souvent en train de vérifier si le « système du Bouddha » continuait toujours de fonctionner pour moi. S’il y avait des moments déplaisants dans le déroulement de ma vie, ils étaient presque toujours accompagnés de « ça ne fonctionne pas », et je me mettais à douter, abrégeant presque toujours les séances de méditation du soir, et leur préférant la lecture ou passer direct au dodo.

Si je me sentais bien, je me surprenais à déclarer la supériorité de « la recette du Bouddha », et je finis par développer une sorte de prétention, d’infatuation, regardant les autres comme pas aussi éclairés que moi, tentant de les convaincre de suivre mon exemple.

Vous voyez certainement l’arrogance, l’égocentrisme, le narcissisme… 🙂

Encore une fois, je remettais la responsabilité de mon état à un agent extérieur. Si j’allais bien, c’était grâce à l’enseignement du Bouddha ; si j’allais mal, c’était à cause de l’enseignement du Bouddha. La patte de lapin, qui parfois répondait bien, parfois répondait mal.

Vipassanā est l’outil qui m’a permis de regarder directement mon expérience du moment, et commencer à comprendre que j’avais continuellement un langage de victime, subissant les personnes (ou les événements), leur consentant ainsi le pouvoir sur mon état d’esprit. Ce sont les gens et les événements qui en décidaient. Pas moi.

En développant cette faculté de conscience attentive, j’ai découvert que ce langage de victime était beaucoup plus présent que je n’aurais pu l’imaginer : du petit moment d’inquiétude à cause de mon compte de banque jusqu’à l’appel de sollicitation inopportun qui m’avait mis en colère, la moindre contrariété était la faute d’une personne ou d’un événement.

Heureusement (et c’est l’aspect unique de l’enseignement du Bouddha), en m’efforçant d’être le plus possible conscient de tout ce qui se passait dans mon esprit, je pouvais parfois voir un début de langage de victime qui pointait à l’horizon. Dès que je m’en apercevais, je me disais « Tiens! La victime encore! », et la bonne humeur revenait aussitôt.

C’est ainsi que le langage de victime a commencé à se dissoudre, sous la surface, en douceur, un peu comme avec la musculation : on ne voit pas immédiatement l’augmentation de volume des biceps, mais ils se raffermissent par en dedans, et les effets bénéfiques se manifestent petit à petit.

Qu’est-ce qui s’est passé? Quel est ce travail sous la surface? Qu’est-ce qui a pu produire un changement aussi fondamental dans ma façon de voir?

Je ne sais pas trop. Je n’ai fait que suivre les instructions — m’entrainer à être constamment attentif aux multiples changements qui s’opèrent dans le corps et dans l’esprit —, et je pense que c’est cette compréhension de la nature changeante de toute expérience qui fait que je n’attache plus autant d’importance à mes réactions et aux émotions qui peuvent suivre. Je les laisse passer tout simplement.

Pour n’employer qu’un exemple de la vie de tous les jours, qu’une personne me dise quelque chose que je ressens comme déplaisant, ou que je me retrouve coincé dans la circulation, je sais maintenant que toute réaction est optionnelle. C’est à moi de faire le bon choix.

Naturellement, je ne maitrise pas encore bien, mais de plus en plus, si je réagis, je suis mieux en mesure de reprendre rapidement le contrôle… et retrouver paix et harmonie.

Enfin et surtout, je pense que cette prise de responsabilité personnelle libère aussi les autres, car sachant qu’ils n’ont pas été mis sur terre pour me rendre heureux, je veux que, par mes réactions et mon attitude générale, ils puissent se sentir libres de dire ou de faire n’importe quoi sans risquer de me vexer.

Est-ce que l’enseignement du Bouddha risque de finir comme la patte de lapin? Aucune chance.

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2 réflexions au sujet de “La patte de lapin”

  1. J’aime cette démarche d’observation de toi-même que tu as développée! J’aimerais que tu nous reviennes sur les causes du mal-être. Crois-tu qu’il s’agit d’une perception erronée? Moi, j’en ai bien l’impression. Je pense que lorsque l’on éprouve la sensation du mal-être, c’est que nos perceptions de la situation ne sont pas justes. Mais combien de fois je l’oublie? 9 fois sur 10…

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    • 9 fois sur 10, que nos perceptions ne sont pas justes. Tout à fait. (Les miennes, en tout cas.) Et je commence à réaliser que ces perceptions erronées sont à la source de notre misère. J’en ai parlé dans mes articles précédents, mais je pense que tu viens de m’inspirer un autre article. 😊

      Merci,
      Caroline

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