Peut-on se fier à ses pensées?
Peut-on se fier à LA pensée?
Dans une étude datant de 2005[1], des chercheurs présentaient deux photos de femmes à des hommes, leur demandant de sélectionner le visage qu’ils préféraient. Un chercheur leur remettait ensuite la photo choisie en demandant d’expliquer leur décision. Ce que les sujets ne savaient pas est que, par un tour de passe-passe, on leur avait remis la photo qu’ils avaient rejetée. C’est alors qu’on pouvait entendre des hommes expliquer, par exemple, qu’ils préfèrent les blondes, alors que leur choix s’était porté sur la femme aux cheveux foncés. Et vice-versa.
En 2010[2], cette fois dans un centre commercial, les chercheurs présentaient deux confitures à des gens, et leur demandaient d’indiquer laquelle des deux ils préféraient. Mêmes substitutions, mêmes explications.
Dans les deux études, plusieurs furent amusés, mais beaucoup furent vexés de voir qu’ils avaient été victimes d’un tour de passe-passe, et certains ont carrément refusé de croire qu’ils s’étaient « fait avoir ».
Cela illustre deux aspects majeurs de ce qu’on nomme maintenant l’illusion d’introspection:
- le fait d’attribuer une valeur ou un poids exagéré à ses introspections comme source d’information sur soi; et
- celui de refuser de croire qu’on peut se tromper sur son propre compte.
Je dois humblement avouer avoir fait partie de ce groupe: les « Ça peut arriver aux autres, mais pas à moi. » 😊
« Je peux me tromper sur certaines choses, mais pas sur mon compte. Je me connais très bien. »
Le Bouddha a découvert l’illusion d’introspection, et en a expliqué le mécanisme, qui ressemble étrangement aux deux points relevés plus haut. Mais il les a surtout reliés aux conséquences sur l’être humain:
- « le fait d’attribuer une valeur ou un poids exagéré à ses introspections comme source d’information sur soi » est cette illusion qui est à la source de tous les maux des êtres humains, des plus petites contrariétés quotidiennes aux plus grands conflits mondiaux; et
- « refuser de croire qu’on peut se tromper sur son propre compte » est une des manifestations d’agrippement à ses croyances, à ses opinions.
Mais le Bouddha savait très bien que ce serait impossible de simplement nous l’expliquer, même avec les arguments les plus solides, tellement attachés que nous sommes à notre manière de voir les choses.
Pour ma part, j’aurais trouvé le moyen d’être en désaccord avec lui, pensant en savoir plus. « À la source de TOUS les maux des êtres humains? Le Bouddha se trompe. »
(Ne le dites à personne, mais je l’ai fait souvent 😊)
Sachant que le fait de se fier ainsi à nos pensées, à cette « certitude de savoir » n’est rien d’autre qu’une manifestation d’agrippement, le Bouddha nous fait commencer par apprendre à lâcher prise « un peu » de nos vues, afin de pouvoir développer un début d’ouverture d’esprit et de compréhension.
Je ne sais pas pour vous, mais dans mon cas, c’était indispensable pour affaiblir mon « Pas besoin de ça pour moi. J’ai déjà l’esprit ouvert. »
C’est ainsi que, lors de ce premier cours, parcourant systématiquement la surface de mon corps, je tentais tant bien que mal de juste « observer » les multiples sensations qui s’y manifestaient.
Durant toute l’heure, ce n’était pas des sensations en tant que phénomènes normaux que je ressentais, mais un poing dans MON dos, une tension à MON genou, un picotement sur MON nez, et j’en passe. Eh que je m’énervais!
Dans toute cette agitation intérieure, se produisaient quelques rares et brefs moments de calme, où j’arrivais à simplement « observer ». De rares et brefs moments où le poing, la tension ou le picotement n’étaient que de simples sensations. Passagères et « pas à moi ».
Des moments extraordinaires, où, en étant témoin, je comprenais ce qu’est l’agrippement, la peur de « lâcher prise ». (Un peu comme un poisson qu’on sortirait de l’eau, et qui prendrait soudainement conscience de l’eau, et qui voudrait désespérément y retourner.)
Il ne fallait surtout pas relâcher l’attention, car c’est justement dans ces moments d’inattention que je faisais de ces sensations quelque chose de permanent et de personnel, et que c’était à nouveau MON dos qui me faisait souffrir.
C’est en faisant ce genre d’examen intérieur (ou introspection), libre de toute intellectualisation, que je pus avoir un aperçu de la manière par laquelle je commettais l’erreur de transformer une simple douleur physique en souffrance mentale insupportable. Toute la différence entre « douleur » et « MA douleur ».
Je compris que l’introspection devient une illusion d’introspection au moment où la pensée s’en mêle. (On pourrait aussi écrire « où la pensée s’emmêle » 😂)
Tout cela s’est fait en douce, sans trop m’en rendre compte. À force de travailler à « regarder calmement », petit à petit, j’apprenais le détachement.
Cette habileté à « regarder calmement » s’accroissant, je parvenais à m’en servir graduellement pour les inconforts « mentaux » quotidiens, les voyant aussi comme de simples phénomènes, temporaires et impersonnels, au lieu de m’y agripper, et d’en faire « MON inquiétude », « MA colère » ou « MES émotions ».
(Je tiens à préciser que ce détachement n’est pas une croyance ou un point de vue que nous devons, en bon « convertis », obligatoirement adopter. Autrement, ce ne serait qu’une autre manifestation d’agrippement.)
Avec la pratique, j’attribue moins de valeur ou de poids à mes pensées, à tous ces « Je suis de plus en plus heureux! », « Je me sens triste! », « Je sais! », « Je suis mieux renseigné que les autres! », « Je suis moins bon que les autres! », « Je déteste! », « Je m’ennuie! », « Je ne peux plus supporter! », « Pauvre lui, quel ignorant! », « Je suis désemparé! », « Je suis satisfait de ma vie! » et « Je comprends! », à toutes ces introspections qui, je commence à le réaliser, sont vides de sens.
Comme je sais maintenant combien ces pensées peuvent engendrer toutes sortes de problèmes, j’essaie d’y mettre fin le plus rapidement possible, et je m’efforce de rester vigilant, car elles ne sont pas disparues pour autant. Très coriace, cette illusion du « Je ».
En étant plus attentif à ce qui se passe, je peux mieux mesurer les effets de me méfier de ma pensée. Je constate que ces moments de déception, de ressentiment, de colère, de déprime et d’anxiété sont en voie de disparition, absolument convaincu qu’ils auront un jour été déracinés pour ne plus jamais revenir. Et même s’ils n’ont pas encore complètement disparu, ils se font de plus en plus rares, de plus en plus brefs et de plus en plus légers.
[1] https://web.archive.org/web/20141222080249/http://beyond-belief.org.uk/sites/beyond-belief.org.uk/files/Johansson_et_al-2005-Failure_to_detect_mismatches.pdf
[2] Magic at the marketplace: Choice blindness for the taste of jam and the smell of tea. Hall L1, Johansson P, Tärning B, Sikström S, Deutgen T.
https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pubmed/20637455
La photo est une gracieuseté de Drew Beamer sur Unsplash
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Bonjour Pierre
Ton billet d’aujourd’hui me fait prendre conscience qu’il y a beaucoup de « travail » à faire, mais que pas à pas, on peut y arriver.
Merci Pierre.
Bien dit, René. Et le Bouddha l’a garanti: pour peu que l’on travaille avec ardeur, on ne peut pas rater son coup.