En l’absence de rumination, ce qui reste est la paix.
Les généticiens ont découvert que la vache et l’humain partagent 80 % de leurs gènes. Deux yeux, deux oreilles, une bouche, des poumons, un cœur, etc. De plus les deux ont un autre point en commun : ils ruminent.
La vache fait remonter dans la bouche de la nourriture déjà avalée, pour la mâchonner de nouveau, tandis que l’humain fait remonter des événements terminés pour, lui aussi, les mâchonner de nouveau.
La vache a lentement développé cette activité, qui a contribué à assurer sa survie. En danger, broutant trop longtemps à découvert dans le pré, elle cultiva la faculté d’avaler l’herbe très rapidement, pour ensuite aller la mastiquer de nouveau, dans le calme, à l’abri du soleil et des prédateurs.
Les biologistes appellent ça de l’intelligence. Peut-on en dire autant de l’humain?
Ce n’est sûrement pas dans le calme que nous faisons remonter le passé, nous agitant de plus en plus, parfois même sans pouvoir nous contrôler. Ruminant avec de plus en plus d’intensité, les humains peuvent ainsi s’agiter jusqu’à l’acte. Au début, ça peut sembler inoffensif. « Quel mal peut-il bien y avoir à penser en mal de quelqu’un? » Malheureusement, cette activité ruminante s’intensifie et se transforme en paroles, et pouvant carrément aboutir à de l’agression physique.
Agression contre l’autre ou contre soi.
Ruminer est très utile pour la vache, car c’est en ruminant qu’elle peut digérer l’herbe, la transformant ainsi en éléments qu’elle assimile pour se nourrir. De son côté, en ruminant, l’humain se nourrit de colère, d’anxiété, de rancune ou de dépression. Non seulement il ne se nourrit pas sainement : il s’empoisonne petit à petit, car toutes ces négativités fermentent dans son esprit, et remonteront plus tard, pour être mâchonnées de nouveau.
Une fois que la vache a avalé une bonne quantité d’herbe nouvelle, elle s’allonge pour la faire remonter, et mastiquer, paisible et détendue. Lorsque nous faisons remonter des événements, lointains ou récents, nous « mastiquons » les émotions qui étaient alors présentes. Avec la respiration qui s’accentue, le cœur qui bat plus vite, la gorge qui se resserre… et parfois les larmes qui suivent, la paix n’est plus qu’un souvenir.
J’allais oublier. Un autre point en commun : la vache ne sait pas qu’elle rumine. Ça fonctionne tout seul. Pour nous de même.
La vache rumine dans cette douce ignorance environ huit heures par jour. Nous? Comme nous ne nous voyons pas ruminer, pouvant même entretenir l’impression que nous ne ruminons pas, nous continuons ainsi à nous leurrer… vingt-quatre heures par jour.
Lorsque nous sommes dans ce « vortex frénétique », l’esprit est déjà hors contrôle, pris dans un cercle vicieux de scénarios, d’images et de ressentis, ouragan de plus en plus difficile à arrêter.
En quoi est-ce utile pour nous de ruminer? Je me demande!
C’est ainsi que j’avais toujours ignoré que je ruminais presque tout le temps, jusqu’à ce que je m’assoie sur un coussin de méditation, dans la pénombre de la salle, tentant simplement d’entrainer mon esprit à être attentif à la réalité de la respiration telle qu’elle se manifestait. Cette forme particulière de présence fut un véritable « projecteur », jetant enfin de la lumière sur ce qui se passait vraiment dans mon esprit, moment par moment.
Deux secondes d’attention, puis oups! la machine à ruminer qui se remettait en marche, hors contrôle, me plongeant dans mes souvenirs, pour sauter dans mes peurs ou mes espoirs du futur. Revenant dans le passé pour sauter dans le futur. Après parfois 10 minutes de ce « mâchonnait », je me réveillais et revenais à la réalité de la respiration. Quelques secondes plus tard, mon esprit échappait encore à mon contrôle. Dans le passé. Dans le futur. Bref retour à la respiration. Puis nouveau départ. Le tout sans répit. Incapable de demeurer dans la réalité de l’instant présent.
Cet exercice préparatoire à vipassanā fut une dure, mais indispensable première leçon. En effet, ce n’est qu’en faisant l’expérience directe de ce peu de contrôle que je pus vraiment réaliser tout le mal que je me faisais. (Les psychologues parlent du vortex de la rumination, qui peut mener à la dépression ou à l’anxiété.)
Ce fut aussi une bonne leçon d’humilité. Je m’étais toujours cru bien à l’abri de cette mauvaise habitude, pensant que « les autres ruminent, mais pas moi », mais cette forme de méditation fut un réveil brutal et sévère. « Tu te prétends habile à demeurer dans le présent? Prouve-le! »
Devant cette accumulation de preuves, mon jury intérieur dut se rendre à l’évidence : coupable… de non-contrôle de son esprit.
La bonne nouvelle (et c’est là le but), c’est qu’à force de patience et de persévérance, petit à petit, je reprenais un peu de contrôle, et l’esprit arrivait plus rapidement à se calmer et à se détendre.
Avec plus de 70 ans de pratique de broyage de noir et de rumination, inutile de dire que je le fais encore. Par contre, en m’efforçant d’être continuellement attentif à l’activité du moment, je rumine de moins en moins longtemps, et je peux y mettre fin de plus en plus facilement.
La vache rumine, paisible et détendue. Pour moi, c’est en ne ruminant pas que je suis paisible et heureux.
Très bon!
Merci pour le « très bon ». Ce qui est encore meilleur, c’est l’immense bienfait que j’en tire. 🙂
Très bon article et analogie!
Merci, Estelle.
Comme le disait le Bouddha: « Personne ne peut nous faire aussi mal que notre propre esprit incontrôlé. »