Comment peut-on lâcher prise si on se trompe de cible?
Après lecture de Lâcher prise sans forcer, un ami m’a recommandé de clarifier l’idée de l’opposition « objet-processus » que j’effleure dans l’article. Je vais suivre son bon conseil, reconnaissant l’importance que cette distinction peut avoir dans notre capacité à nous défaire de toute tendance à l’attachement. Cette méthode d’observation de soi qu’est Vipassana m’a graduellement fait découvrir que si lâcher prise m’était tellement difficile, c’est parce que je portais mon attention sur l’objet du lâcher-prise plutôt que sur le processus lui-même.
Il m’avait toujours paru évident que j’étais attaché à quelque chose ou à quelqu’un, à une idée ou à un souvenir, à une façon de faire ou à une manière de penser. Je pouvais, par exemple, m’ennuyer d’une personne que j’aime, ou en vouloir à une autre parce qu’elle avait contredit une opinion à laquelle je tenais; toutes ces émotions, ces pensées qui me rendaient malheureux, quoi. Je voulais les faire disparaitre, conscient qu’elles empoisonnaient ma vie. En voulant faire disparaitre cette source de misère le plus rapidement possible, je commettais l’erreur « d’aller au plus court ». D’agir sur la cause apparente plutôt que sur la cause réelle. C’est ce qui me poussait à tenter de revoir la personne qui me manquait ou à « m’obstiner » jusqu’à ce que l’autre me donne enfin (!) raison.
Mais avant de chercher et d’adopter une méthode, un truc ou une stratégie pour se défaire de l’emprise qu’une personne, une opinion ou une peur a sur soi, n’est-il pas plus efficace de comprendre ce qui cause l’attachement? De trouver d’abord l’origine du problème, afin d’adopter la solution appropriée?
En observant attentivement comment les choses se passent en moi, j’ai fini par comprendre que nous faisons face à deux choses : l’objet auquel nous sommes attachés et l’attachement lui-même, c’est-à-dire la relation entre nous et l’objet auquel nous nous agrippons.
Mais qu’entendons-nous donc par « agir » sur l’objet?
Nous agissons sur l’objet chaque fois que nous agissons sur ce qui nous semble être la cause de notre malaise. Sur ce qui saute immédiatement aux yeux.
On agit sur l’objet lorsqu’on se dit qu’on a enfin tourné la page et que notre ex ne nous manque plus. On agit sur l’objet lorsqu’on se dit qu’on va cesser de fumer parce que c’est mauvais pour la santé. On agit sur l’objet lorsqu’on pense à ce qu’on va dire à ce collègue de travail qui n’arrête pas de nous faire des remarques désobligeantes. On agit sur l’objet lorsqu’on continue d’en vouloir à celui qui nous a fait du mal, même après plusieurs années. On agit sur l’objet lorsqu’on se dit « je ne veux pas me débarrasser de ces vêtements, au cas où ça reviendrait à la mode ». On agit sur l’objet lorsqu’on se plaint que nos parents ne nous ont pas aidés.
Mais en regardant de très près ce qui se passe en soi, on découvre qu’entre l’image qu’on se forme de la personne de qui on s’ennuie, par exemple, et la réaction de prendre le téléphone pour l’appeler, il y a un élément du processus qu’on ne voit pas passer, tellement c’est rapide et difficile à percevoir : une sensation physique. Et c’est cette sensation physique inconsciente qui pousse à la réaction. Qui commande la réaction.
Lorsque je suis en présence d’une personne que j’aime, mon esprit génère des sensations physiques agréables. Et ces sensations physiques agréables, l’esprit veut qu’elles durent longtemps. Il ne veut pas qu’elles cessent.
Plus tard, si je pense à cette personne, mon esprit inconscient se souvient de ces sensations agréables et veut les retrouver. C’est ainsi que je décroche le téléphone ou que je saute dans ma voiture.
J’ai compris que lorsque je m’ennuyais de mon petit-fils, par exemple, ce n’est pas de lui que je m’ennuyais, mais d’une sensation agréable qui se manifeste lorsque je suis en sa présence.
(C’est difficile à accepter, je sais; mais la vérité n’est pas tenue de nous plaire.)
Pourquoi l’attachement est-il si puissant? Je crois que cet attachement aux sensations physiques est très puissant, très sournois, car c’est dans notre nature de toujours chercher le plaisir. Et on ne s’en rend pas compte tellement c’est partout.
La propension à l’attachement s’est incrustée dans notre vie, et c’est devenu un réflexe. C’est cette guerre qu’il faut gagner, si on espère se libérer des émotions négatives dont l’attachement est la cause. Mais l’ennemi est d’autant plus dangereux qu’on ne le voit pas. Il agit sous la surface, et c’est là sa force. Le démasquer, c’est lui enlever cette force, cette emprise qu’il a sur nous.
Lorsque je revois mon petit-fils, c’est toujours une joie. Une joie plus pure, selon moi. Moins égocentrique. Je l’adore, mais il ne me manque plus. (Après tout, il n’a pas été mis sur cette terre pour satisfaire mes besoins ? )
Je ne demande pas de me croire. Être d’accord avec ce que je dis ne serait d’aucune utilité. Se dire que l’on comprend maintenant pourquoi on a de la difficulté à lâcher prise ne servirait à rien, la compréhension intellectuelle étant — selon moi — le camouflage ultime de l’ennemi. Pour le vaincre, il faut aller sur le terrain, le voir en action et le combattre. S’observer en action.
Dans un prochain article, je tenterai d’expliquer en quoi la méditation Vipassana est une méthode pratique pour nous aider à découvrir chez soi cet ennemi qu’est l’attachement, et à le mettre KO. Ou tout au moins à l’affaiblir.
Lorsqu’on se rend compte jusqu’à quel point la difficulté de lâcher prise peut empoisonner les relations humaines ainsi que notre propre vie, ça devient très motivant d’y travailler.