Le p’tit pas d’côté

Est-ce que la réalité se résume à ce qu’on en dit ?

Avez-vous remarqué que lorsque l’on débute un programme d’exercice physique, on ne constate pas tout de suite le renforcement des muscles, même si les bienfaits eux se manifestent subtilement dès le début ? Ça vient de me frapper en ce qui concerne Vipassana.

Sans que je m’en rende compte, en effet, la pratique régulière et soutenue de ces exercices a contribué à transformer, graduellement et très doucement, ma manière de voir les choses. Je comprends aussi pourquoi il faut pratiquer ces exercices jour après jour, afin que s’installe solidement cette habitude du changement de perspective, un peu comme un nouveau réflexe, car, comme chacun sait, ce n’est pas évident d’abandonner une habitude pour la remplacer par une autre. Et une habitude de 70 ans prend plus que 10 jours. Ou 21, quoiqu’on en dise. ?

C’est très insidieux, et ça m’a pris tout ce temps pour voir clairement que ma manière habituelle de voir (je commence à le comprendre) est une forme d’agrippement à ce qui me procure le plus de plaisir. Un désir de sensation mentale plaisante. En d’autres mots, je tiens à mes habitudes pour la satisfaction qu’elles me procurent.

Je ne tiens pas à mon point de vue. C’est mon point de vue qui me tient.

Je ne l’avais pas compris, mais c’est cette libération de sa manière de voir que l’on tente de réaliser durant ces 100 heures que dure le cours. Se libérer en voyant venir cette impulsion qui nous fait réagir… et ne rien faire. En d’autres mots, plutôt que répondre à tout ce qui apparait à notre conscience (comme une sensation physique, par exemple), nous apprenons à nous en servir afin d’effectuer un p’tit pas d’côté. Un exercice tout simple : le p’tit pas d’côté.

Mais 100 heures ? Ben oui, 100 heures. C’est ce que ça m’a pris pour COMMENCER à affaiblir cet agrippement à ma manière de voir, persuadé que j’étais d’avoir toujours vu les choses de manière objective. Au lieu de voir le poing dans le dos comme une douleur inacceptable, par exemple, le voir différemment, comme un simple phénomène, une sensation qui est apparue, et qui est appelée à disparaitre.

Je comprends maintenant que ce “ça fait vraiment mal” était justement de l’agrippement à ma façon de voir, et que si l’enseignant m’avait dit à ce moment-là qu’il ne s’agit que d’un simple phénomène, je l’aurais envoyé promener. (Lui. Pas le phénomène.) Pas question que je fasse de p’tit pas d’côté. Pas maintenant en tout cas.

Ce qui se passait durant ces 100 heures était un affaiblissement de mes certitudes à propos de ce que j’avais toujours cru vrai. J’imagine que c’était nécessaire pour que je me rentre dans la tête que je n’avais toujours regardé qu’un aspect, alors qu’il en existe d’autres.

C’est ainsi que j’ai compris que toutes les fois où j’ai été déçu de quelque chose (entendre contrarié, déprimé, mécontent, amer, peiné, dégoûté, choqué, frustré), c’est que mon “focus” était justement sur ce “quelque chose” plutôt que sur le fait que la déception n’est qu’un simple phénomène, un événement. Je comparais l’événement du moment à ce que j’aurais voulu qu’il soit. (N’est-ce pas que ça ressemble à un enfant qui ne comprend pas que le monde n’existe pas pour lui, et qui fait une crise parce qu’il n’a pas ce qu’il veut ?)

J’avais ainsi parsemé ma vie de “trop”, de “pas assez”, de “devrait”, de “ne devrait pas”, de “si j’avais” et de “si seulement”.

Me risquerai-je à supposer que je ne suis pas le seul à saupoudrer ainsi son langage ?

Je pense que nous avons tous nos Torpinouche ! Ah Shit ! Mosus ! Eh misère ! Câline ! Maudit ! Tabarnak ! et j’en passe. Sans oublier les “Y’a toujours quelque chose !”, “Faut bien rire de temps en temps !”, sans oublier les “Je n’avais pas besoin de ça !”

Et, pour certains, “X est la grande déception de ma vie !”

Plusieurs de ces mots et expressions ont souvent été le point de départ d’une activité que j’ai longtemps pratiquée… et que (faut bien l’avouer ?) je pratique encore beaucoup : la rumination (voir La vache… ah, et puis tant qu’à faire, pourquoi pas Les chialeux).

Ce qui a changé est l’utilisation plus fréquente du p’tit pas d’côté. C’est grâce à ça que je cesse rapidement l’interprétation et que je ne fais (de plus en plus souvent) qu’observer ce qui se passe de manière plus objective. “Ah tiens ! De la déception !”

Lorsque, dans un rare moment de sagesse où je cesse de ruminer, je change ainsi de perspective, je comprends que la déception n’est qu’un événement de la vie, commun à tout le monde et pas exclusif à moi.

Même si les bienfaits se sont manifestés dès le début de cet apprentissage, c’est la pratique quotidienne qui m’aide à appliquer l’art du p’tit pas d’côté dans ma vie. De plus en plus régulièrement maintenant, lorsque se pointe une contrariété, un p’tit pas d’côté, et je retrouve immédiatement la paix et la bonne humeur.

C’est ce “Ah tiens !” qui est devenu mon p’tit pas d’côté, car il me fait réaliser que la contrariété est une fabrication “optionnelle” de ma part. La voyant ainsi, la contrariété est plus facile à abandonner.

Mais le point le plus important, que je découvre à force d’aller de plus en plus dans la subtilité de l’inconscient, est l’intentionnalité de la déception. Lorsque je suis déçu de telle ou telle personne, ou déçu d’un événement, c’est que je l’ai décidé ainsi. C’est ce que j’ai voulu à ce moment-là.

Avouez que, vu comme ça, il devient gênant de continuer de me plaindre des événements… ou des autres.

Comme je vois combien ce changement de perspective ne m’a apporté que des bienfaits, ce “Ah tiens !” est désormais ma nouvelle devise. Mon nouveau slogan.

La photo est une gracieuseté de Zoltan Tasi

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6 réflexions au sujet de “Le p’tit pas d’côté”

  1. Tes articles sont toujours très pertinents Pierre. Je suis allée lire la vache. J’ai adoré! Je pense que cette image aura un impact sur mes prochaines ruminations!
    Merci!
    À bientôt!

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  2. Merci, Pierre! C’est tellement aidant ce que tu as livré comme message. Faut tellement y penser souvent… Personnellement, ça m’arrive d’oublier les petits pas de côté! Mais à présent, je m’efforcerai de me faire accompagner de cette potion magique!

    Lorraine

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    • Moi aussi, Lorraine, j’oublie encore souvent. Mais plus je pense à faire le p’tit pas d’côté, mieux je me sens. J’aime bien ton « me faire accompagner ». C’est comme une présence rassurante.

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  3.  »Je ne tiens pas à mon point de vue, c’est mon point de vue qui me tient »
    Quelle phrase lumineuse, autant pour pour sa vérité que pour l’évidence de cette vérité!

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    • Merci pour le « lumineuse », Karl, mais je n’ai aucun mérite à avoir écrit ce qui me semble maintenant tellement clair. « Agrippement », quand tu nous tiens! ?

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