Voit-on les choses comme elles sont?
Ou comme on veut les voir?
Un soir, dans un sentier, trois amis prennent une marche. Soudain, par terre devant eux, une forme : « Hey! Un serpent ». Tous sursautent puis reculent, pris de frayeur.
— Ouf! J’ai bien failli faire une crise cardiaque!
— Tu m’as fait sursauter pour rien! C’est juste un petit serpent.
— Petit ou pas, les serpents sont dangereux.
— Pas nécessairement. Il n’y a pas de serpents venimeux par ici. T’as eu peur pour rien!
— On sait bien, toi! Toujours plus fin que les autres!
— Et puis toi, la moindre petite affaire t’inquiète!
— Ah, va donc…
Laissant les amis à leur dispute, le 3e braque une lampe de poche, et revient avec le « serpent » dans la main: ce n’était qu’une branche d’arbre.
Même si c’était « utile » de percevoir un serpent, par mesure de protection, il reste que si les compagnons avaient tout de suite braqué la lumière sur ce qu’ils ont « perçu », ils auraient vu qu’il n’y a pas de serpent… et la prise de bec n’aurait pas eu lieu. (Je suis prêt à parier que les deux amis vont rester avec un certain ressentiment l’un pour l’autre… s’ils se parlent toujours.)
Dans son commentaire sur La patte de lapin, Caroline demande s’il y a un lien entre le mal-être et les perceptions erronées. Sa question est intéressante car, dans l’enseignement du Bouddha, les perceptions initiales sont justement ce qui conditionne nos pensées puis nos croyances, puis nos actions.
Celui-ci précise que si la perception initiale d’un objet, d’une personne ou d’une idée est erronée, alors la pensée le sera aussi, ainsi que le point de vue ou la croyance qui s’ensuit. Avec les conséquences qu’on a vues chez nos trois promeneurs.
L’« oubli, 9 fois sur 10 » de Caroline est significatif, selon moi, car nos perceptions initiales sont tellement « utiles », « évidentes », que nous ne les mettons jamais en doute. Pensons cependant aux toutes dernières découvertes en physique pour réaliser que ce que nous « percevons » comme solide et stable, que ce soit une pierre, de l’acier ou du bois est, en réalité, vide à 99,9999…% et en constante vibration.
Jusque-là, je pense que chacun de nous verra la logique de ces affirmations, même si certains aspects, comme le vide de ce qui nous apparait solide, peuvent sembler difficiles à « avaler ».
Pire encore pour nos préférences personnelles, le Bouddha explique que les limites de notre appareil sensoriel, notre « histoire », et surtout notre soif pour des sensations agréables, font que nous percevons TOUT carrément « à l’envers », (il nomme 4 inversions). Entre autres, nous percevons ce qui est impermanent comme permanent, et ce qui est insubstantiel comme comportant une substance.
Comme il le dit tellement souvent, Le Bouddha nous demande de ne pas le croire sur parole et d’aller vérifier par nous-mêmes, au moyen d’un esprit concentré et pénétrant, et voir comment se manifestent ces deux inversions chez soi, dans son propre esprit.
C’est en m’entrainant à regarder ainsi que j’ai réalisé que ces « inversions » de perception ont été à la source de tous mes « tu m’as tellement fait mal » ou bien « la vie m’a fait mal ». Comme avec la lampe de poche pour le serpent, je commence à saisir qu’il n’y a jamais eu de « Moi » à qui faire mal[1], et que je m’en suis toujours fait pour quelque chose qui n’avait de réalité qu’en apparence.
Une pensée surgit. Elle a attiré mon attention car elle est déplaisante. Comme je n’ai pas compris que cette image qui est apparue à ma conscience est de nature à en disparaitre, et vide de toute substance, je la retiens (je m’y agrippe). En une fraction de seconde seulement, je l’ai développée et amplifiée. Un embryon de pensée que j’ai trop souvent transformé en rage de colère ou en crise d’anxiété.
Grâce à cet entrainement qu’est Vipassana, je suis devenu un peu plus rapide à détecter le danger de ces pensées « Je », quand elles apparaissent.
Je réalise maintenant que tous ces « Je me sens triste! », « Je déteste… », « Je m’ennuie! », « Je n’en peux plus! » ou bien « On ne me respecte pas! » sont vides, et j’y mets fin en quelques secondes seulement.
En prenant soin de moi[2], je prends automatiquement soin des autres. Bien que ça puisse m’apparaitre « évident » qu’untel est un idiot, un menteur ou une tête de linotte, je sais maintenant que ça ne l’est qu’à mes yeux. (Si cette personne croit que je suis un idiot, est-ce que ça fait de moi un idiot? À moins qu’il soit magicien.)
En fait, je ne peux même plus dire des choses comme « Je suis en colère contre elle! » ou « Tu m’énerves! », car je sais que c’est une erreur due à l’illusion du « Moi », et qu’il ne s’agit en réalité que d’un processus mental impersonnel et momentané de colère ou d’aversion. (Je dois quand même avouer que je le fais encore bien souvent. Dur à changer, les habitudes! 😊)
Vipassana est une technique qui m’a permis de voir directement, à répétition, l’effet de cet agrippement à l’illusion d’un « Moi qui existe réellement, durable, solide et permanent », en me faisant immédiatement vivre le mal-être. Lorsque je suis ainsi agrippé, je me sens mal.
Dès que j’observe les sensations physiques et mentales de manière objective, et que j’en comprends leur nature impermanente, instantanément, je me sens parfaitement en paix. Je retombe dans l’illusion? Je me sens mal à nouveau. Retour à l’observation objective, et c’est la paix.
En suivant ainsi les instructions du Bouddha, c’est-à-dire en m’efforçant d’être très attentif à ce va et vient incessant entre agitation et harmonie, petit à petit, j’arrive à discerner les causes de ces deux états mentaux opposés: compréhension et agrippement.
Non la cause apparente, celle qui ferait mon affaire, mais la cause immédiate, directe. Plus j’arrive à comprendre, moins je m’agrippe.
Comme pour les trois marcheurs du début, qui pourraient tomber dans le « concept » et conclure que « tous les serpents qu’on voit le soir sont de simples branches », il serait plus prudent de toujours avoir ma lampe de poche de l’attention avec moi. Et par cet effort d’attention constante à la réalité du moment, je m’assure que ma lampe de poche est toujours chargée.
C’est là que j’en arrive à mon « oubli ». Neuf fois sur dix, j’oublie d’être simplement attentif à mon expérience physique et mentale du moment, ne comprenant pas qu’il ne s’agit que d’un bref et impersonnel instant dans cette suite de moments de vie, qui apparaissent et disparaissent sans cesse. Distrait par l’extérieur, je me fais mordre encore bien souvent par le serpent de l’agrippement à mes erreurs de perception.
Comme le dit le Bouddha, il faut y mettre de l’effort, c’est-à-dire faire baisser ces moments d’oubli à 8 fois sur 10, et puis à 7, et puis à 6… jusqu’à 0. C’est à ce moment qu’il ne pourra exister que paix et harmonie, incorruptibles et imperméables aux circonstances de la vie.
À la lumière des bienfaits acquis depuis que je pratique son enseignement, je crois de plus en plus que l’effort en vaut vraiment la peine.
[2] Le lecteur aura compris que l’emploi du « moi » dans ce texte n’est là que pour des raisons de communication.
Wow, Pierre. Ton texte est formidable. Il donne de l’espoir. Merci pour ce partage. J’ai hâte qu’on reprenne les sessions du dimanche matin 🙂
Je suis content que ça te soit utile, André. Moi aussi, j’aime ces méditations du dimanche matin… et les petits cafés, tout de suite après.
Merci,
Pierre
Pierre
J’ai lu avec grande attention ton dernier texte et j’ai compris que tu me définissais. Excellent travail Pierre. Merci
Bien vrai, René. Je parlais de mon expérience personnelle, mais plus je regarde en profondeur, plus je me rends compte que nous sommes tous pareils.