L’importance de ne me fier à personne
(surtout pas à mon propre esprit).
Un bon ami et fidèle critique me demandait récemment de clarifier l’expression « expérience directe », car bien que ce concept ait été mentionné assez souvent dans les articles, il n’a pas conduit à une compréhension claire.
Je me rappelle la réponse de Louis Armstrong, le fameux jazzman, à qui un journaliste demandait : « C’est quoi, le jazz? » Et Armstrong de répondre : « Si tu es obligé de le demander, tu ne le sauras jamais! »
À cet ami, je ne vais quand même pas servir la réponse de Satchmo. Ce serait arrogant, pessimiste et pas très utile. (Mais je lui ai quand même promis une réponse.)
C’est quoi, l’expérience directe?
Si je regarde ma main, par exemple, je n’ai pas besoin qu’on me dise qu’il s’agit de MA main, ou d’en faire un raisonnement inductif pour conclure que c’est bien ma main que je regarde. Je le sais, tout simplement.
Ou bien, prenant la natation comme exemple, chacun sait très bien qu’on peut avoir lu sur la natation, discuté de natation, réfléchi sur la natation, regardé quelqu’un nager; mais tant que l’on n’a pas pénétré dans l’eau, on ne peut pas prétendre SAVOIR ce que c’est que de nager. De savoir ce qui se passe avec les mains, les bras, les jambes, la respiration; et de ressentir l’eau sur chaque partie du corps.
On peut se construire un concept de ce type d’expérience, mais un concept n’est pas la réalité.
Est-ce important?
Je pense que oui. Chaque jour, chaque instant de notre vie, nous entrons en contact avec le monde : une rencontre, une conversation, un livre, un coucher de soleil, les actualités, un souvenir qui remonte à la surface, et même ces milliers d’idées qui surgissent dans notre esprit chaque jour. La plupart du temps nous y réagissons : frustration, colère, excitation, tristesse, joie, indifférence, anxiété.
Personne n’aimant la frustration, la tristesse, la colère ou l’anxiété, on cherche à s’en éloigner, à s’en protéger.
Devrais-je fuir les gens « stressants », éviter les sujets ou les situations « coléro-sensibles »? Ne plus écouter les nouvelles? Apprendre à vivre avec l’anxiété?
Facile de comprendre qu’on risque ne jamais en voir la fin.
Il y a une meilleure solution, proposée par le Bouddha : arriver à comprendre complètement la nature fondamentale de l’expérience humaine. Comprendre totalement cette machine à réaction qu’est l’être humain.
Mais comment m’y prendre? Puis-je me fier à mon intellect? À ma capacité de raisonnement? À des lectures? Comment saurai-je que j’ai vraiment compris?
Ce texte d’un enseignant reconnu[1] de cette tradition nous donne une idée de ce qu’on tente d’accomplir avec cette méditation Vipassana. Et ça commence par « essayez de voir ». Être témoin de; et non « réfléchir à ».
« Essayez de voir l’interaction des différents phénomènes psychophysiques chaque fois qu’une action de déroule en vous, du simple clignement d’œil aux explosions de rage (advenant que ça se produise!). Si vous êtes vigilant, vous pouvez percevoir les événements stupéfiants qui ne sont que l’occurrence conditionnée de phénomènes, entièrement indépendants de vos souhaits ou de votre contrôle.
« En apparence, ce corps semble plutôt solide, substantiel et invariable. Son instabilité échappe à notre attention. Nous sommes aptes à penser qu’une chose ne change pas, dans deux circonstances : lorsque le changement est tellement rapide que nous ne pouvons pas le remarquer, ou bien lorsque l’objet ne change pas de par sa seule nature. Quand vous regardez la noirceur de l’espace, vous ne pensez pas qu’elle subit du changement, car il ne s’agit pas d’un phénomène changeant.
« Tous les phénomènes psychophysiques changent des milliards de fois à chaque clignement de l’œil. Et pourtant nous ne remarquons même pas cette période d’un seul clignement, tellement il nous semble bref. Ce corps change à un rythme ahurissant, bien au-delà de notre compréhension normale. Cela crée l’illusion de continuité, une notion innée renforcée par la nature.
« Si une pensée juste et soutenue peut être concentrée sur l’apparition et la disparition de tout phénomène en vous et autour de vous, vous arriverez à comprendre la nature impermanente de tous les phénomènes. »
Oui et alors?
En scrutant très attentivement et en prenant conscience de tout ce qui se passe profondément en moi, je découvre que tout ce qui m’a jamais affecté — en bien ou en mal, et que tout ce qui m’affecte encore chaque jour est le résultat produit par l’ignorance de ma propre nature.
C’est en pénétrant cette réalité de l’impermanence que je commence à réaliser que c’est cet attachement à cette IDÉE d’un moi substantiel, solide et continu qui est à la source de toute misère et préoccupation.
« Qu’est-ce qui va m’arriver? », « Pourquoi elle m’a fait ça? », « Je me sens seul! »
Cette réalité fondamentale de la nature impermanente de tous ces phénomènes intérieurs se découvre lentement, car c’est très subtil, et ça prend du temps pour « dégrossir » l’esprit. Le mien, en tout cas 😉
Un peu comme pour la natation, par contre, loin de m’être totalement immergé dans l’eau, je dirais que j’y ai quand même trempé le bout de l’orteil.
Et je peux d’ores et déjà affirmer que cette petite immersion a produit de nombreux bénéfices : anxiété, peur, ennui, colère, stress, tout ça est en train de disparaitre progressivement.
Mais — et c’est là ma réponse à mon ami, il me faut découvrir et comprendre toutes ces choses par moi-même, plutôt que par personne ou pensée interposée. Autrement, je resterai pris sur la berge à « débattre de natation », à m’en faire une idée, mais sans jamais être allé dans l’eau.
Rien n’aura changé.
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Dernière heure, un commentaire[2] d’un article passé, reçu ce matin même, vient résumer très efficacement le propos de celui-ci : l’expérience directe, c’est « comprendre avec le corps ». Brillant!
[1] Ledi Sayadaw
[2] https://dhamma.saticomm.ca/accueillir-et-non-hair/#comment-200
J’aime bien cette explication: comprendre avec le corps. Pour moi c’est l’intégration.
On pourrait lire des livres de natation toute notre vie, assister à des conférences sur la natation, parler de natation , de toutes les théories que l’on a apprises…mais si l’on a jamais baigné son corps dans l’eau, ce n’est pas intégré.
Je faisais partie de ceux qui étaient boulimiques de connaissances en croissance personnelle par exemple. Je connaissais par cœur les cassettes de Wayne Dyer sur le pouvoir de l’intention. Mais je ne manifestais toujours rien! ☺️ Jusqu’à ce que j’ajoute à mes connaissances, la maîtrise. Et cette maîtrise, c’est d’abord l’intégration par le corps. Et comment intégrer par le corps quelque chose relatif à l’esprit? Quelque chose de si peu tangible? La réponse pour moi est la méditation. Et avec une meilleure maîtrise, on devient meilleur pour appliquer dans notre quotidien. Voilà pour l’expérience directe.
Très juste, le mot « maîtrise ». Comme le dit si bien Thanissaro Bhikkhu: « tenir en laisse cet esprit qui cherche constamment le trouble. »
Merci, Caroline.
Ce n’est en effet pas si facile à appréhender: nous percevons le monde à travers nos sens qui créent des sensations, qui sont ensuite interprétées par nos divers conditionnements mentaux (familles, expériences personnelles, représentations du monde dominantes à un moment et un endroit donné etc…)
Ce sont les réactions, qui ne se font donc pas par rapport aux objets rencontrés mais par rapport à ces sensations. Et c’est à partir de cela que l’on crée une image de soi, un hologramme mental auquel on s’attache et on s’identifie, le fameux ego.
Ces réactions s’impriment dans notre esprit qui les enregistre et réagit de manière automatique lorsque le même type de stimuli apparaît. D’où l’absence de liberté et le mal être qui en découle.
Peu de gens en comprennent la source, et la cherchent à l’extérieur, dans des phénomènes conditionnés et impermanents. Une grande partie des déboires de ce monde a sa source dans cette erreur fondamentale d’appréciation.
Pour en sortir, il faut être vigilant, à l’écoute de soi-même mais pas trop à celle des discours incessants de Mental FM, qui comme la plupart des chaînes d’info en continu, raconte n’importe quoi de manière brouillonne.
Avoir à l’esprit que nous réagissons à des concepts et des sensations.
La clef étant de les observer, les identifier, afin de choisir de ne pas les suivre.
Très facile à dire, c’est du boulot. Et on a beau le savoir, il ne faut pas hésiter à l’écrire et le répéter souvent.
ça te paraît correct, Pierre ?
Très juste, le « discours incessants de Mental FM [] raconte n’importe quoi de manière brouillonne ». Très bien exprimé. Je rajouterais que la méditation est l’art de vérifier par soi-même — en temps réel — que tout ce que tu as dit est vrai, et que c’est exactement ça que nous faisons.
Merci, Éric.
Merci pour ce texte, toujours inspirant de te lire!
Quand j’ai commencé ce blog, voilà maintenant 4 ans, je ne pensais pas que j’aurais autant à dire sur mon expérience avec cette pratique du Dhamma.
Plein de metta,
Pierre