La grenouille

Connais-toi toi-même (Socrate)

Je me rappelle le cours de biologie du secondaire, où nous devions disséquer une grenouille (oui, c’était accepté, il y a 55 ans). Il s’agissait d’en examiner les différents systèmes, leurs relations et leur effet possible sur le comportement du pauvre animal. Cruel, j’en conviens, mais sans cela, il était impossible de comprendre comment une grenouille pouvait sauter si haut, et toute démarche différente n’aurait été que vaine supposition.

Mais, me direz-vous, qu’est-ce qu’une grenouille peut bien avoir à faire avec Vipassana?

Tout d’abord, je dois faire un petit détour sur l’enseignement du Bouddha (Vipassana en est issu, quand même), et de ce que j’en ai compris, jusqu’à maintenant.

Les textes nous disent que Siddhattha Gotama partit d’une constatation simple, mais combien fondamentale : tous les êtres humains veulent être heureux. Ayant vu que peu y arrivent vraiment, il quitta sa vie de prince et, durant 6 ans, adopta une vie d’errance et de développement personnel afin de découvrir s’il y a une cause à toute cette misère, et, surtout, s’il y a moyen de s’en libérer.

Grâce à une éthique de vie plus qu’exemplaire et à un pouvoir de concentration hors du commun, il arriva à s’examiner en profondeur et put comprendre le mécanisme même de la souffrance. C’est par cette complète compréhension qu’il s’en émancipa.

Il découvrit que l’être humain est un assemblage de 5 groupes d’éléments (un physique et 4 mentaux), tous ces éléments opérant toujours ensemble, indispensables pour constituer un être humain. En effet, comment pourrait-il y avoir un être humain s’il ne s’y trouvait pas les facultés de conscience, de perception, de ressentir et d’agir? On aurait affaire à un légume.

Il comprit que lorsque nous examinons ce que nous appelons « être humain », ce qui nous apparait est la manifestation d’une réalité plus profonde, c’est-à-dire que certains phénomènes matériels et mentaux se sont combinés pour former un ensemble.

Ce que nous appelons « la vie » est un continuum de moments de conscience, de perceptions, de ressentis et d’actions.

S’examinant plus en profondeur encore, il vit que chaque microscopique particule de son être est l’assemblage de 4 propriétés fondamentales (extension, mouvement, chaleur et cohésion), assemblage qui n’existe qu’un seul instant, apparaissant pour disparaitre aussitôt, et ce, à une vitesse vertigineuse. Il vit aussi que son corps comporte beaucoup plus d’espace que de matière. Il vit enfin que c’est la rapidité de ces changements qui donne l’impression d’une matière fixe, durable et solide. (Ça nous fait penser à la physique moderne, non?)

Il vit surtout que chaque minuscule et rapide changement physique de son corps constitue un moment de conscience, et que ces milliards de changements se produisent sans aucun contrôle de sa part, chacun étant causé par le précédent. Il sut alors que ces phénomènes physiques et mentaux ne sont en réalité que des événements, impersonnels, vides de toute substance, de toute essence et sans « agent » pour leur donner naissance et les contrôler.

C’était devenu clair qu’il n’existait pas en lui de « Je », pas de « Moi », séparé de ce continuum de phénomènes, et c’est cette découverte qui constitua son émancipation, le menant à un état de paix et d’harmonie qui dépasse tout entendement humain.

Il examina longuement ces cinq éléments physiques et mentaux, et comprit les lois de causalité et d’interdépendance qui en gouvernent le fonctionnement.

Ne pouvant pas suivre la rapidité de ces phénomènes, l’être humain non entrainé les perçoit faussement comme solides, stables et durables, donc comportant une substance. C’est dans cette incapacité qu’il se construit des concepts.

Et le concept de base est justement cette idée d’un « Je », d’un « Moi », d’un « Être », durable, stable et substantiel. Mû par un désir profond de sécurité et de stabilité, l’humain s’accroche à ce « Je suis » imaginaire, et tient à le protéger et à le perpétuer.

C’est cet agrippement à une illusion du « Moi » qui est la cause de toute notre misère.

Pour se libérer de cette masse de souffrance, chaque être humain doit comprendre qu’il n’est rien de plus qu’un continuum d’événements qui dépendent de conditions, et sur lesquelles il n’a aucun contrôle. Chacun doit s’entrainer à mettre de côté ses concepts de lui-même et discerner cette réalité clairement et directement. Cette analyse ne pouvant pas se faire par la pensée (étant elle-même un élément conditionné), elle ne peut être accomplie que par une vision pénétrante (vipassana), aidée d’un esprit concentré et libre de toute agitation intérieure.

La méditation Vipassana est donc un travail de développement et d’enquête : c’est quoi ce « Moi » auquel je suis tellement attaché? Toujours à la recherche de belles choses à regarder ou à entendre, de bonnes choses à gouter ou à sentir, de choses agréables à toucher ou à penser? C’est quoi ce « Je » auquel j’attribue tant d’importance, et que je tente de protéger et de lui éviter le moindre inconfort?

Cette enquête sur soi vise à nous mener aux mêmes découvertes que celles du Bouddha sur la nature réelle de l’existence, sur la nature réelle de l’expérience. Il nous dit seulement « Commence par examiner ton propre corps, en profondeur! »

Je suis donc la grenouille qui, pour bien se comprendre, doit se disséquer elle-même. Je le fais d’abord par un examen très attentif de toutes les sensations qui se manifestent sur mon propre corps, et, avec l’entrainement, partout à l’intérieur du corps.

La première étape à franchir est de me sortir de cette croyance que je suis capable d’objectivité lorsqu’il s’agit de moi. Je m’en suis aperçu bien vite lorsque, assis sur mon coussin, à parcourir la surface de mon corps, j’étais absolument incapable de garder mon calme à l’apparition des douleurs au dos, aux genoux et aux chevilles. Incapable de ne pas me gratter lorsque le nez se mettait à me piquer.

En plein désarroi, c’était MON dos, MES genoux et MES chevilles qui me faisaient mal. Et MON nez qui piquait. Je faisais vraiment l’expérience directe de la souffrance lorsque je fusionnais sensations corporelles naturelles et MON dos. Graduellement je comprenais qu’il y avait deux douleurs : une douleur physique (naturelle) et une douleur mentale… que je créais de toute pièce, et que je refusais, bien entendu.

Malgré tout, durant cette heure « d’enquête », il y avait quelques rares moments de sagesse où j’étais capable d’observation objective, et ainsi comprendre que c’est cet attachement au bien-être de mon corps, de mon « Moi », qui était à la source de cette agitation. Bref moment de sagesse, puis l’agitation reprenait.

Petit à petit, j’arriverais à « pénétrer le concept », et commencerais à réaliser que tout ce que je suis n’est rien de plus qu’un assemblage de multiples phénomènes (physiques et mentaux) impersonnels. Dur pour l’ego, mais, comme on dit, la réalité n’est pas tenue de nous plaire.

J’insiste sur le « commencerais », car cette illusion dont parle le Bouddha est très tenace et prend beaucoup de temps à disparaitre complètement. Je ne suis pas encore convaincu que c’est une illusion. J’ai encore des doutes, encore attaché à mon « Je ». (Je veux tellement y croire.)

Mais ça progresse.

L’enseignement fait d’ailleurs une prédiction à ce sujet : il arrivera un moment (dans quelques jours ou dans quelques années) où tout pratiquant sérieux distinguera par lui-même, avec clarté, l’apparition et la disparition instantanée des milliards de particules du corps. C’est l’étape du bhańga, la dissolution, où le méditant voit ces apparitions/disparitions se dérouler à une vitesse inimaginable, et qu’il perçoit comme un courant électrique ou un flux d’énergie.

Cette réalisation que le corps est en constante dissolution effacera une bonne partie du doute et accélèrera le développement vers celle où l’illusion du « Je » sera totalement effacée.

Est-ce que je vous ai dit que je suis LOIN d’être rendu là? 😊

Je ne suis qu’au début de cette enquête, mais pourtant, ce début de détachement de l’image du « Moi » a déjà fait une différence positive appréciable dans ma vie. Mais là, j’ai dépassé ma limite de 1000 mots, et je réserve la suite pour le prochain article.

La photo est une gracieuseté de Zdeněk Macháček

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6 réflexions au sujet de “La grenouille”

    • Merci pour le « inspirant », Emmanuel. Je dois cependant le transmettre au Bouddha, car c’est de son enseignement qu’il s’agit 😊

      Porte-toi bien,
      Pierre

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  1. Toujours aussi clair. Ça aide vraiment à se distancier de ces représentations qui emportent tout le monde et enferment dans des prisons mentales…. Du confinement psychique et permanent quoi… 🙂

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    • Je suis content que tu aies apprécié, André. C’est fou les bienfaits qui se manifestent quand le « Je’ s’enlève du chemin.
      Merci

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